Chronique 34 - La Bulle du savoir : clés du questionnement individuel et collectif.
Personne ne sait tout. Dès lors, comment organiser le dialogue entre acteurs aux savoirs tous imparfaits ? Il suffit de comprendre que le savoir fonctionne comme une Bulle qui recèle neuf clés pour mieux comprendre et mieux développer la personne, l'entreprise et la société.
En l’an 2000, la somme des données accumulées par l’humanité depuis la naissance de l’écriture (en -3 300 en Mésopotamie) était de 5 exaoctets[1]. A présent, la société en produit autant chaque jour : la somme des connaissances s’accroît de façon exponentielle dans tous les domaines. Les découvertes s’entrechoquent et déstabilisent ce que nous tenions pour certain. L’exploration de l’immensité infinie de l’information n’en est encore qu’à ses débuts : notre savoir demeure encore infime dans les océans de la nature, des personnes, des sociétés, des univers. Pourtant, chacun de nous détenant plus d’informations, croit comprendre le monde au point d’affirmer son point de vue et se permet d’asséner ses solutions, parfois de façon violente. Dès lors, comment organiser la rencontre entre des savoirs qui se croient tous parfaits alors qu’ils sont tous imparfaits ?
La comparaison du savoir à une bulle, la Bulle du savoir, dévoile neuf clés pour conjuguer nos toutes petites Bulles perdues dans l’immensité de notre ignorance.
Les neuf clés de la Bulle du savoir
Faire progresser La Bulle les uns des autres revient à irriguer la société d’une méthode de questionnement à grande échelle. Il s’agit d’apprendre à regarder tous ensemble non pas d’où les gens viennent, mais où ils vont. In fine, c’est l’élévation de la conscience des enjeux qui est la source de l’innovation, de la transformation de la personne, de l’entreprise et de la société.
1) Quelle que soit sa taille, l’intérieur de notre Bulle (notre savoir) ne représente qu’une proportion infime de l’espace qui reste à l’extérieur (notre ignorance). Même les Bulles les plus grandes ne regroupent toujours qu’une quantité finie (donc limitée) d’informations ; alors qu’à l’inverse, la quantité d’informations extérieures reste toujours infinie. En grande partie, nous concentrons notre regard sur l’intérieur de nos Bulles, au détriment de l’extérieur dont nous n’avons pas conscience. Ce contentement de soi nous fait nous méprendre quant à notre propre compréhension de nos vies personnelles et collectives et donc quant à la maîtrise de notre libre arbitre.
è L’illusion du Libre-arbitre : pour l’essentiel en réalité un Aveugle-arbitre.
2) De la taille de notre Bulle dépend notre niveau de conscience de notre ignorance : Moins nous savons, plus notre Bulle et sa surface sont petites, moins nous savons que nous ne savons pas ; plus nous savons, plus notre Bulle et sa surface sont grandes, plus nous savons que nous ne savons pas. Donc, moins nous savons et moins nous avons envie d’apprendre ; à l’inverse, plus nous savons et plus nous avons envie d’apprendre.
è Le paradoxe du savoir : acquérir des savoirs revient à découvrir que l’on ne sait rien.
3) De la forme de notre Bulle dépend sa capacité à en rencontrer d’autres sans exploser. Tout expert (artisan, médecin, ingénieur…) constate au quotidien sa supériorité sur tous ses interlocuteurs. Plus il développe son expertise, plus il vérifie la suprématie de son savoir, fondatrice d’arrogance. Aussi, plus il approfondit son sujet d’excellence, plus sa Bulle est bombée d’un côté et moins il réagit aux stimulis qui proviennent de l’extérieur de sa Bulle.
è Le piège du spécialiste : se croire meilleur en tous domaines et s’enfermer dans sa Bulle.
4) L’enjeu n’est pas tant la taille de la Bulle que sa forme. Agréger peu à peu des savoirs revient à tisser une pelote équilibrée, bien sphérique. Cela suppose de sortir de son domaine de confort, d’aborder des sujets variés, de pénétrer l’inconnu puis de faire des liens avec ce que l’on sait déjà. Alors, telle une montgolfière, la Bulle peut se déplacer dans l’espace pour se poser à volonté sur les nouveaux terrains à explorer : la forme de l’esprit, permet alors d’aborder sans crainte les personnes et sujets encore inconnus.
è La maîtrise de la curiosité : rester à la fois dans l’ouverture candide et dans l’analyse continue.
5) Aller à la rencontre d’autres Bulles du savoir permet de constater par soi-même la prévalence d’autrui, voire son excellence, dans des domaines différents des nôtres. Tout sentiment de supériorité disparaît alors en un instant.
è L’accélérateur de la conscience de l’ignorance : chercher à comprendre autrui.
6) Des rencontres aléatoires et plus ou moins réussies entre les Bulles des uns et des autres se produisent au fil des pérégrinations individuelles. Multiplier les fertilisations croisées nécessite d’organiser l’embarquement de tous dans une dialectique collective portant sur des problèmes que tous se posent, chacun dans son coin.
è La conscientisation du plus grand nombre : organiser le débat.
7) Souffler dans un ballon dont les parois internes sont collées est impossible : il faut d’abord décoller la membrane. Aussi, livrer un savoir sans avoir au préalable fait naître la question à laquelle il répond revient à prêcher dans le désert.
è Le piège de l’enseignement, de la formation, de la communication : livrer une solution à un problème que ne se pose pas l’auditoire.
8) La méthode dialectique de questionnement vise un double objet : découvrir le savoir de notre interlocuteur pour en bénéficier ; lui faire découvrir par lui-même la limite de son propre savoir pour bousculer ses certitudes. Le questionnement se poursuit tant que la personne sait répondre aux questions, il s’arrête au moment ou l’on atteint la surface de la Bulle.
è L’entrée de la personne dans l’écoute : lorsqu’elle répond « Là, je ne sais pas ».
9) Le questionnement public de plusieurs personnes les unes à la suite des autres est un double accélérateur de montée dans l’humilité : chaque auditeur entend des choses qu’il ne savait pas, chaque orateur confesse la limite de son savoir. Si vous saviez ce que je sais et si vous aviez vécu ce que j’ai vécu, alors vous penseriez ce que je pense : il s’agit de mettre en commun avec tous les informations détenues par chacun.
è La construction d’une pensée commune : Le partage de l’information et des expériences entre tous.
L’enjeu du savoir n’est donc pas de faire grossir notre Bulle au maximum, en pensant que plus on détient de savoirs, mieux on peut gérer son destin. C’est encore moins l’utopie de posséder le savoir universel, lui-même en progression constante, et qui n’en est d’ailleurs qu’à ses balbutiements. C’est plutôt de construire une nouvelle relation à notre propre savoir, pour former une Bulle bien organisée, productrice de modestie face à l’immensité de notre ignorance et qui engendre alors de l’ouverture d’esprit et de l’ouverture aux autres. D’où la nécessité d’ajouter aux têtes bien pleines des têtes bien faites, capables de faire voyager leur Bulle dans l’espace infini de ce qui nous est inconnu, pour découvrir et intégrer de nouveaux faits et de nouvelles idées, qui constituent autant de vecteurs d’étonnement et de remise en question de ce que l’on tenait pour certain.
En définitive, structurer la rencontre entre les Bulles du savoir à grande échelle est la clé de la montée dans la complexité, l’humilité et la connaissance de nous-mêmes. Maîtriser le questionnement individuel et collectif apparaît donc indispensable à la conduite d’un vrai dialogue producteur de vivre ensemble et de réussir ensemble. Alors, nos Bulles du savoir deviendront des Bulles de sagesse.
Chronique du 03/02/2020 La Tribune
[1] Un exa est égal un milliard de milliards = 10 puissance 18 (Dans l’ordre : Kilo, Mēga, Giga, Téra, Penta, Exa).
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